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“Combattre” une maladie : une injonction doloriste ?
Mercredi avait lieu la « Journée mondiale de lutte contre le sida ». Pour l’occasion, la mairie de Paris a inauguré une « Place des combattantes et combattants du sida », située dans le Marais, pour rendre hommage aux associations, aux soignants et aux personnes qui vivent avec le sida. Très touchée par l’épidémie au plus fort de la crise, Paris a aussi été la ville où le VIH a été identifié par l’Institut Pasteur, en 1983. Ce lieu de mémoire a donc tout son sens. Mais que signifie « combattre » une maladie ? Mettre l’accent sur ceux qui se battent n’implique-t-il pas une catégorie de perdants, une forme de défaite ? Éclairage avec Ruwen Ogien.
En vertu de ce célèbre aphorisme nietzschéen que « tout ce qui ne me tue pas me rend plus fort », la maladie (comprise au sens d’une affection longue, grave, et potentiellement mortelle) transforme celui qui la porte en héros, parfois malgré lui. La surmonter et en guérir, c’est avoir vaincu. Y succomber, c’est tout de même s’être bien battu. Le vocabulaire guerrier – et toutes les métaphores qu’il suggère – contamine la santé, voire l’intime. Selon le philosophe français Ruwen Ogien, lui-même atteint d’un cancer du pancréas dont il est mort en 2017, et dont il relate l’expérience dans Mes Mille et une Nuits. La maladie comme drame et comme comédie (Albin Michel, 2017), ces expressions qui traversent le langage courant témoignent d’une forme de dolorisme à l’œuvre dans notre culture. Le dolorisme fait de la maladie un « défi enrichissant » qui procure un « avantage épistémique » et un « avantage moral » : celui qui en souffre aurait l’occasion d’une part d’apprendre à mieux se connaître, d’autre part de développer son sens de l’empathie et sa sensibilité au malheur d’autrui. Idem avec le concept à succès de « résilience » : il implique, toujours selon Ruwen Ogien, que « le malheur est utile, bénéfique ».
La maladie, un royaume à part. À la métaphore du défi ou de la guerre, Ogien dit préférer celle du royaume pour décrire son état de malade. Il l’emprunte à l’essayiste Susan Sontag, autrice de La Maladie et ses métaphores (1977-78) et du Sida et ses métaphores (1988). « En naissant, nous acquérons une double nationalité qui relève du royaume des bien-portants comme de celui des malades, remarque-t-elle. Et bien que nous préférions tous présenter le bon passeport, le jour vient où chacun de nous est contraint, ne serait-ce qu’un court moment, de se reconnaître citoyen de l’autre contrée. » La métaphore du royaume suppose que tomber gravement malade, c’est passer dans un autre univers, qui implique une temporalité à part, des lois et des contraintes propres. Il n’est plus question d’amélioration morale, mais d’une expérience alternative, qui met à part.
Le cas spécifique de la lutte contre le sida. Si elle relève du dolorisme tant qu’il s’agit d’évoquer des cas individuels, la métaphore du combat peut toutefois sembler pertinente dans le cas de la lutte contre le sida, qui a pris depuis les années 1980 une dimension associative, collective et militante. Pour les militants d’Act Up par exemple (association qui, en l’occurrence, critique vertement l’inauguration de la place par Anne Hidalgo…), qui réunit aussi bien des séropositifs que leurs proches, il a d’abord fallu se réapproprier un savoir aux mains d’un corps médical parfois coupable de préjugés envers les « mœurs » des malades. Parce que le VIH ciblait en plus grand nombre des homosexuels, des travailleurs du sexe et des toxicomanes, la sensibilisation du public à un virus pourtant susceptible de toucher tout le monde a été également lente. Difficile d’y parvenir sans des actions d’envergure, manifestations ou happenings, qui ont par exemple consisté à recouvrir l’obélisque de la place de la Concorde à Paris d’un préservatif rose géant. C’est une démarche foucaldienne qui reconnaît la légitimité et le « droit des gouvernés » : parce qu’ils faisaient collectivement l’expérience de la maladie, les séropositifs militants de la lutte contre le sida ont pu rétroagir sur un pouvoir médical perçu comme autoritaire. Une forme de militantisme qui s’apparente bel et bien à un combat.
Photo © Victorine de Oliveira Philosophie Magazine
3 December 2021
Victorine de Oliveira, Paris
Mercredi avait lieu la « Journée mondiale de lutte contre le sida ». Pour l’occasion, la mairie de Paris a inauguré une « Place des combattantes et combattants du sida », située dans le Marais, pour rendre hommage aux associations, aux soignants et aux personnes qui vivent avec le sida. Très touchée par l’épidémie au plus fort de la crise, Paris a aussi été la ville où le VIH a été identifié par l’Institut Pasteur, en 1983. Ce lieu de mémoire a donc tout son sens. Mais que signifie « combattre » une maladie ? Mettre l’accent sur ceux qui se battent n’implique-t-il pas une catégorie de perdants, une forme de défaite ? Éclairage avec Ruwen Ogien.
En vertu de ce célèbre aphorisme nietzschéen que « tout ce qui ne me tue pas me rend plus fort », la maladie (comprise au sens d’une affection longue, grave, et potentiellement mortelle) transforme celui qui la porte en héros, parfois malgré lui. La surmonter et en guérir, c’est avoir vaincu. Y succomber, c’est tout de même s’être bien battu. Le vocabulaire guerrier – et toutes les métaphores qu’il suggère – contamine la santé, voire l’intime. Selon le philosophe français Ruwen Ogien, lui-même atteint d’un cancer du pancréas dont il est mort en 2017, et dont il relate l’expérience dans Mes Mille et une Nuits. La maladie comme drame et comme comédie (Albin Michel, 2017), ces expressions qui traversent le langage courant témoignent d’une forme de dolorisme à l’œuvre dans notre culture. Le dolorisme fait de la maladie un « défi enrichissant » qui procure un « avantage épistémique » et un « avantage moral » : celui qui en souffre aurait l’occasion d’une part d’apprendre à mieux se connaître, d’autre part de développer son sens de l’empathie et sa sensibilité au malheur d’autrui. Idem avec le concept à succès de « résilience » : il implique, toujours selon Ruwen Ogien, que « le malheur est utile, bénéfique ».
La maladie, un royaume à part. À la métaphore du défi ou de la guerre, Ogien dit préférer celle du royaume pour décrire son état de malade. Il l’emprunte à l’essayiste Susan Sontag, autrice de La Maladie et ses métaphores (1977-78) et du Sida et ses métaphores (1988). « En naissant, nous acquérons une double nationalité qui relève du royaume des bien-portants comme de celui des malades, remarque-t-elle. Et bien que nous préférions tous présenter le bon passeport, le jour vient où chacun de nous est contraint, ne serait-ce qu’un court moment, de se reconnaître citoyen de l’autre contrée. » La métaphore du royaume suppose que tomber gravement malade, c’est passer dans un autre univers, qui implique une temporalité à part, des lois et des contraintes propres. Il n’est plus question d’amélioration morale, mais d’une expérience alternative, qui met à part.
Le cas spécifique de la lutte contre le sida. Si elle relève du dolorisme tant qu’il s’agit d’évoquer des cas individuels, la métaphore du combat peut toutefois sembler pertinente dans le cas de la lutte contre le sida, qui a pris depuis les années 1980 une dimension associative, collective et militante. Pour les militants d’Act Up par exemple (association qui, en l’occurrence, critique vertement l’inauguration de la place par Anne Hidalgo…), qui réunit aussi bien des séropositifs que leurs proches, il a d’abord fallu se réapproprier un savoir aux mains d’un corps médical parfois coupable de préjugés envers les « mœurs » des malades. Parce que le VIH ciblait en plus grand nombre des homosexuels, des travailleurs du sexe et des toxicomanes, la sensibilisation du public à un virus pourtant susceptible de toucher tout le monde a été également lente. Difficile d’y parvenir sans des actions d’envergure, manifestations ou happenings, qui ont par exemple consisté à recouvrir l’obélisque de la place de la Concorde à Paris d’un préservatif rose géant. C’est une démarche foucaldienne qui reconnaît la légitimité et le « droit des gouvernés » : parce qu’ils faisaient collectivement l’expérience de la maladie, les séropositifs militants de la lutte contre le sida ont pu rétroagir sur un pouvoir médical perçu comme autoritaire. Une forme de militantisme qui s’apparente bel et bien à un combat.
Photo © Victorine de Oliveira Philosophie Magazine
3 December 2021
Victorine de Oliveira, Paris